Secoué par de multiples crises mais plus que jamais dopé par la technologie, le secteur du retail est en pleine (r)évolution. “La crise sanitaire a été un wake-up call pour bon nombre d'acteurs”, estime notamment Julien Theys, managing partner chez Agilytic. Tour d’horizon non-exhaustif des tendances marketing d’aujourd’hui et des changements prévus pour demain.
Les crises qui impactent le secteur du retail se suivent, mais ne se ressemblent pas. Après la phase la plus aigüe de la pandémie de Covid-19, c’est désormais la hausse des prix de l’énergie, des matières premières et plus globalement l’inflation qui secouent le commerce de détail. “Le retail est en pleine évolution, peut-être encore plus aujourd'hui qu’hier”, estime Fons Van Dyck, à la tête de l’agence spécialisée en stratégie de marque Think BBDO. “Le secteur a d’abord été confronté à la crise sanitaire. Désormais, c’est la récession économique qui frappe à nos portes. Et personne n’est en mesure de dire avec certitude ce que l’avenir nous réserve. Mais comme pour chaque crise, il y aura à nouveau des gagnants et des perdants. Et le secteur du retail ne fera pas exception.”
Positionnement et omnichannel
Les multiples chocs des dernières années ont en effet entraîné l’accélération ou l’émergence de toute une série de nouvelles tendances dans le secteur. Les private labels, par exemple, devraient occuper une place de choix dans les stratégies de la plupart des retailers à l’avenir, pointe Fons Van Dyck, qui ajoute que la seconde main et le premium très haut de gamme ont également le vent en poupe. La durabilité fait aussi partie de cette liste non-exhaustive. Mais de manière générale, un point qui ne cessera de gagner en importance dans le chef des détaillants, c’est le positionnement, la “value proposition”, souligne l’expert. “Les acteurs qui seront capables de se positionner très clairement devraient parvenir à traverser la période qui vient. Par contre, ceux qui se retrouvent in the middle of the road seront en difficulté. En d'autres termes, nous avons affaire à une polarisation du marché du retail, avec d’un côté les retailers qui misent sur le prix et de l’autre ceux qui se concentrent sur la qualité. Et ceux qui se situent entre les deux risquent de souffrir…”
Pour chaque tendance, il y a dans le même temps une contre-tendance, rappelle Bruno Liesse, managing director de Polaris, le département de conseil marketing de l’agence média Space : “On parle par exemple beaucoup des voitures électriques en ce moment, mais dans le même temps les SUV continuent à représenter 23% des ventes.” Néanmoins, il est une lame de fond qui est indéniable à l’heure actuelle dans le retail : l’omnichannel, ou la présence d’une enseigne à la fois sur les canaux physiques et en ligne. “C’est le grand thème en ce moment”, confirme Julien Theys, qui ajoute que les clients qui sont actifs sur les deux canaux sont non seulement plus fidèles, mais également plus profitables que les autres. “Toute la question est évidemment de savoir comment arriver à rendre cette expérience fluide et comprendre comment les clients passent d’un canal à l’autre. C'est valable pour les comportements d'achat, mais aussi en ce qui concerne les canaux marketing avec lesquels on va interagir. Traiter les deux canaux séparément devient de moins en moins tenable. Plus on transforme l'expérience du client en une expérience complète et fluide dans la transition entre l’on et l’offline, plus un retailer se différenciera de la concurrence. Néanmoins, les enseignes ont encore trop souvent tendance à se contenter du minimum syndical en se limitant par exemple à simplement développer une app...” Soulignons par ailleurs que cette quête de l’omnichannel conduit non seulement les retailers conventionnels à se diriger vers le digital, mais également de plus en plus d’e-commerçants à ouvrir des points de vente physiques. “On se rend progressivement compte que l’online n’est pas la panacée, surtout dans le contexte actuel d’une augmentation des coûts de marketing digital. Cela prouve également qu’il y a vraiment une nécessité à couvrir les deux tableaux et qu'il n'y a pas de solution miracle.” Fons Van Dyck ne dit pas autre chose et met les retailers en garde : “Les acteurs qui n’auront pas réussi cette transition vers l’omnichannel vont au-devant des problèmes. Ou alors ceux-ci risquent de se retrouver cantonner à une simple niche. Bien sûr, il y aura toujours une place dans le paysage du retail pour les petits magasins physiques. Mais si la crise sanitaire nous a bien montré une chose, c’est que même les commerces indépendants qui proposent une offre alternative doivent se mettre à l’e-commerce pour continuer à promouvoir et vendre leurs produits.”
Plus on transforme l'expérience du client en une expérience complète et fluide dans la transition entre l’on et l’offline, plus un retailer se différenciera de la concurrence.
Fons Van Dyck
DIRECTEUR DE L’AGENCE SPÉCIALISÉE EN STRATÉGIE DE MARQUE THINK BBDO
Autre mise en garde, de Bruno Liesse cette fois : “Il faut utiliser le digital par rapport à ses propriétés.” Selon l’expert, un modèle hybride peut en effet donner naissance à un très bel écosystème… pour peu qu’il soit bien conçu. “Quand un Zalando crée des points de vente physique, c’est plutôt positif car cela donne un écosystème dans lequel il y a une redistribution de revenus entre l’on et l’offline.” Par contre, Bruno Liesse dénonce le modèle bancale dans lequel on verrait un retailer en ligne miser sur le fait que ses clients essaient les produits dans des magasins physiques avant de revenir les acheter sur sa plateforme, sans une quelconque forme de redistribution envers les points de vente physique.
Cruise control et wake-up call
Mais pour mettre en place ce type de modèle, ou même pour simplement trouver son public, il est indispensable de comprendre son client. Or le Covid est passé par là… “Avec la crise sanitaire, beaucoup d'enseignes ont arrêté de comprendre leurs clients du jour au lendemain”, explique Julien Theys, d’Agilytic. “Par la force des choses, les comportements de consommation ont radicalement changé : des clients ont arrêté de venir, d'autres groupes de clients sont arrivés, etc. Cela a créé un stress avec une double amplitude, avec d’une part la peur de perdre les nouveaux clients et l’autre celle de ne jamais voir revenir les anciens. Si je voulais être quelque peu facétieux, je dirais que la crise sanitaire a été un wake-up call pour pas mal d'acteurs, après des années à évoluer en cruise control. Chez ceux qui sont les plus avancés, je dirais que l'on est passé d'une époque du 'je pense que' à un modèle du ‘testons ensemble et validons l'hypothèse’. Mais pour cela, il faut construire un environnement de test favorable pour aller au fond des choses et détecter les véritables comportements des consommateurs. Sinon le risque est grand d'être à côté de la plaque au moment d’engager sa clientèle.”
“La crise a montré à tous les retailers qu'il était possible d'avancer beaucoup plus vite sur certains sujets que ce que l’on pensait jusque-là”, avance pour sa part Olivier Delangre, CEO et fondateur d’Amoobi (voir encadré). Ce dernier prend notamment pour exemple le déploiement en quelques semaines de nouveaux services dans le retail, alors que la même chose aurait pris des mois à l’époque pré-Covid. “L’une des grandes questions sera de savoir comment garder ce sense of urgency. Et d’un point de vue plus marketing, la crise a aussi montré à quel point le consommateur était capable d’évoluer rapidement. Le comprendre est donc plus que jamais un challenge essentiel pour tous les distributeurs.”
IA et algorithmes
Pour y parvenir, la segmentation, c’est-à-dire le fait d’essayer de comprendre les ressorts qui se cachent derrière les mouvements de clients, est devenue indispensable, affirme Julien Theys. “Pour déceler les nouvelles tendances de fond ou encore comprendre ce qui se cache derrière un client qui décide de basculer vers l'online ou la concurrence, l’analyse socio-démographique – âge, domicile, etc. – ne suffit plus. Il faut y aller plus finement.” Comment ? Grâce à des outils, mais surtout à des méthodes, explique l’expert. “Des outils, il y en a beaucoup. Des open source, des commerciaux, etc. Mais fondamentalement, ce qu'il faut essayer de faire, c'est consolider des sources d'informations qui sont liées à du socio-démographique et les enrichir avec des données comportementales, des données de transaction, des données liées aux plaintes, aux appels en call center, etc. C’est en mélangeant toutes ces informations que l’on obtient des portraits-robots bien plus forts.” À cet égard, l’émergence et le développement de l’intelligence artificielle a révolutionné le champ des possibles. “Où est-ce que l’on retrouve l’IA et les algorithmes aujourd’hui ? Principalement dans les modules de segmentation”, confirme Jonathan Wuurman, VP marketing chez Actito, une plateforme multicanal de marketing automation. “Nous pouvons désormais utiliser la puissance de calcul et l’intelligence artificielle pour créer ‘le petit consommateur occasionnel’, ‘le gros consommateur occasionnel’, etc. Et du coup, la fameuse segmentation RFM (récence, fréquence, valeur monétaire, ndlr), qui était souvent difficile à définir pour les marques, devient beaucoup plus accessible.”
La crise a montré à quel point le consommateur était capable d’évoluer rapidement. Le comprendre est donc plus que jamais un challenge essentiel pour tous les distributeurs.
Julien Theys
MANAGING PARTNER CHEZ AGILYTIC
“Malheureusement, le secteur FMCG n’est pas le plus mature dans les approches marketing digitales”, déplore toutefois Cédric Cauderlier, cofondateur de l’agence de marketing digital Mountainview. “Les marques ont souvent tablé sur des moyens de masse et ont parfois du mal à s’adapter aux habitudes digitales des consommateurs. Elles reproduisent souvent des modèles très ‘push’ en inondant les plateformes de contenus de marques et produits, sans vraiment créer d’interactions et de dialogues avec les consommateurs. Il y a bien évidemment des exceptions, mais proportionnellement le secteur n’est pas le plus innovant en matière de marketing digital.”
Quantité et qualité
Toutefois, cette période semble désormais devoir toucher à sa fin. “À l’avenir, le grand enjeu sera technologique, commercial, mais également politique”, souligne Fons Van Dyck. “Il y aura un clivage de plus en plus grand entre ce qui est possible techniquement parlant, notamment en matière de relation commerciale entre un retailer et sa clientèle, et ce qui sera permis par les autorités publiques. À cet égard, la Commission européenne aura une voix capitale en ce qui concerne l'avenir du marketing digital pour le retail.” Le processus est même déjà en cours depuis plus plusieurs années. “Avec le RGPD (règlement général sur la protection des données, ndlr), il y a désormais une régulation qui limite les utilisations que l'on peut faire avec les données des clients”, explique Julien Theys. “On ne peut plus commencer à les essaimer chez n'importe qui. Si l’on collecte des données, il faut les garder, les préserver et ne pas les communiquer sans accord préalable. Cela crée une certaine limite qui engendre une diminution de l'impact des canaux digitaux classiques.”
Par conséquent, retailers et marketeurs ont de moins en moins le choix : ils doivent changer de paradigme et passer d’une logique de quantité à une approche davantage axée sur la qualité. Et à ce titre, la first-party data, c’est-à-dire les données collectées directement auprès de son audience, est devenue primordiale, confirme Jonathan Wuurman. “Les retailers qui avant allaient pouvoir s’appuyer sur de gros réseaux de publicité et autres doivent désormais travailler leurs connaissances client bien plus en profondeur qu’avant.” Une contrainte qui peut se transformer en opportunité. “On réalise tout à coup que l’on est assis sur une tonne de données internes qui sans doute été sous- exploitées”, se félicite Julien Theys. “L'enjeu des prochaines années sera de voir à quel point un acteur est 'smart' dans la façon dont il utilise ses données. De toute manière, il n'y a plus le choix puisque les solutions faciles de marketing digital sont de moins en moins rentables.” Si le spécialiste concède qu’il s’agit là d’une adaptation qui peut prendre du temps, il assure qu’à plus long terme cela permet de bien mieux se différencier de la concurrence. “Nous sommes dans une phase d’exploration qui va durer encore quelques années avant que les départements marketing structurent les données, identifient les forces des algorithmes pour leurs entreprises et qu’enfin ils se penchent sur les possibilités offertes par l’IA”, avance pour sa part Cédric Cauderlier. “La difficulté avec ce genre de technologie, c’est qu’elle fonctionne par essai-erreur. Et aujourd’hui, les entreprises recherchent des performances à court terme, ce qui est fondamentalement antinomique avec une approche exploratoire.” Par ailleurs, un prérequis est également indispensable avant de se lancer, rappelle Julien Theys : savoir ce que l’on veut faire avec ces données. “Avant de parler data, il faut identifier clairement les objectifs que désirent atteindre un retailer donné. Grandir géographiquement ? Agrandir le panier moyen ? Réduire les coûts ? La vraie direction en termes d'innovation doit venir du business. C'est lui qui sait où il veut aller, ce n’est pas l'expert technologique.”
Innovations et lames de fond
On l’aura compris, les nombreuses possibilités offertes par la technologie en matière de marketing sont loin d’avoir toutes été exploitées, voire découvertes. Mais pour les prochaines années, certaines tendances se confirment ou se dessinent néanmoins. “La première chose, qui est aussi une évidence, c'est que la personnalisation du marketing ne va faire que s'améliorer”, explique Julien Theys. “Les recommandations personnalisées sont là pour rester et elles seront de plus en plus efficaces, pertinentes et fluides... Peut-être même au point d’en devenir 'creepy'. Ce sera aux annonceurs et aux différents acteurs de faire attention à ne pas pousser le bouchon trop loin.” Selon le spécialiste, une autre lame de fond qui va profondément impacter le retail et le marketing, ce sont les changements profonds qui se profilent en matière de mobilité. “Prix de l’essence, électrification, micro-mobilité… J'ai l'impression que personne ne prête vraiment attention aux chamboulements dont ils seront synonymes pour le secteur du retail au cours de prochaines années. Pourtant, les ramifications de ces changements seront nombreuses et complexes”, prévient Julien Theys, qui ajoute que les innovations technologiques en générale ont tendance à devenir des commodités bien plus vite qu'on ne le pense.
La personnalisation du marketing ne va faire que s'améliorer… peut-être même au point d’en devenir 'creepy'.
Jonathan Wuurman
VP MARKETING CHEZ ACTITO
“On voit de plus en plus de canaux de communication émerger, et le fameux métavers sera un de ceux-là”, pointe pour sa part Jonathan Wuurman. “Je pense qu’à l’avenir, il y aura encore plus de complexité à trouver le bon canal pour la bonne audience.” Quant à Cédric Cauderlier, il estime que “comme pour toutes évolutions, il va y avoir des portes de drapeau qui vont réussir à combiner les enjeux business, marketing et les nouvelles technologies pour se développer et faire grandir leur entreprise. Mais ils seront une minorité. Et ils seront suivis de près par tous les autres acteurs du secteur afin de voir si c’est profitable. Certains ont déjà pris le pas, ce sont ce qu’on appelle les DNVB, les Digital Native Vertical Brands, nées on line, et qui exploitent avec brio les outils à disposition, depuis la production jusqu’au marketing”. Le cofondateur de Mountainview estime par ailleurs que les marques qui ont décidé de développer dès à présent une relation avec leurs clients qui va dans les deux sens. Soit très en ligne avec les technologies d’aujourd’hui, comme les plateformes Twitch, Discord ou WeChat, mais également avec celles de demain, comme le métavers est appelé à l’être. “Si les marques souhaitent bénéficier pleinement de ces nouvelles technologies, il leur faudra développer leur capacité d’interagir et dialoguer avec les utilisateurs, au risque de ne pas exister dans le futur”, conclut-il.
Reste une dernière chose à ne pas oublier, comme le souligne Bruno Liesse : “L’être humain recherchera toujours le contact le plus humain et le plus authentique possible. Il y va de notre survie. Notre instinct de conservation passe par les interactions humaines, par la solidarité, par la vie réelle. Même s’il y a bien sûr de nombreuses fonctionnalités en ligne qui nous aident, qui sont très facilitantes et très confortables, je crois qu'il ne faut pas perdre de vue cette notion de contact humain.”